De l’ignorance américaine

Depuis quelque temps, je me suis décidée à me sortir de ma bulle pour à nouveau écouter ce qui se passe dans le monde. Je me disais que quand même, apprendre les événements d’Égypte où d’Europe par les mails de mon Papa, pour une élève de SciencesPo, même en échange de 3A, c’était limite craignos. Ce qui m’embêtait c’était d’avoir les news en français, parce que comme je l’ai dit pas mal de fois depuis le début, réhabituer mon oreille au français ça m’enchante pas des masses. Vu que les journaux c’est pas mon truc, étant donné le peu de temps que j’ai par jour pour m’informer, je suis assez fan du concept Arte journal : juste le temps de le regarder en écrémant un repas, et même de lire un ou deux articles en plus si un sujet me branche en particulier. Du coup je me suis lancée à la recherche d’un genre Arte journal à l’américaine, mais mes pauvres amis, c’était perdu d’avance. Je me suis donc contentée de ma petite formule française.

L’histoire commence là : après un de mes traditionnels repas-infos, j’étais partie rejoindre un ami pour terminer un de mes derniers essais du semestre. J’étais toute excitée parce que je venais d’apprendre que mon clown préféré Berlusconi avait décidé de retourner emmerder ces pauvres italiens avec force discours et sentimentalisme (« C’est contraint et forcé que je retourne à la politique, mais je le fais dans l’intérêt de mon peuple et de mon pays, blablabla »). Bref. J’arrive dans la chambre de mon pote, et je lance : « Tu sais pas la nouvelle. Berlusconi est de retouuuuuur ! » En face, regard vide. Ma tournure de phrase doit pas faire tilt, je me dis. Alors je m’explique : « Berlusconi revient au pouvoir ! Il va se présenter aux élections ! Et du coup Monti démissionne et… ». Toujours ce regard de poisson crevé. « Quoi ? » je dis. « …Tu parles de qui en fait ? » il me demande.

Wlouuuurf.

« Euh… Berlusconi… Le rigolo qui a géré l’Italie pendant un paquet de temps… Tu sais… »

Non, visiblement, il ne sait pas. Alors je lui demande s’il connaît quelques uns des dirigeants européens. « Euh… Pas vraiment », répond-il. Pas vraiment. Bon. J’essaye encore : « même pas celle qui dirige l’Allemagne ? ».

Réponse : « Comment ça, c’est une femme qui dirige l’Allemagne ? ». DAMN.

Finalement, il n’est pas capable de me citer un seul chef d’État européen. Au départ je me dis que peut-être l’Europe est quand même vachement loin et qu’il doit mieux connaître ce qui se passe dans les environs des États-Unis. L’ennui, c’est que non. Rien en Amérique latine, rien au Canada ; je ne parle même pas d’Afrique ou d’Asie. Même pas Cuba. Ni Israël. Ni des gouverneurs américains, d’ailleurs. Niente.

Sauf que ça ne s’arrête pas là. Je lui demande innocemment : « est-ce que tu as la moindre idée de ce qui se passe dans le monde en ce moment ? Je parle pas de trucs précis, mais en très gros ? ». Il n’en a pas la moindre. Je peux toujours essayer de lui expliquer la situation liée à la Nouvelle Constitution en Égypte, il n’a jamais entendu parler du printemps arabe… Je veux bien qu’on ne soit pas à la pointe de l’info, j’ai moi même grave laissé à désirer de ce côté au début de l’année. Mais quand même, j’étais au courant des trucs importants

J’explore lentement l’ampleur du désastre. A force d’interroger, je me rends compte qu’il ignore la plupart des faits contemporains marquants, de même que les grands épisodes du vingtième siècle. Ses connaissances se limitent à me citer la Shoah et tout le toutim, bon, ok, la guerre du Viêtnam, le conflit israélo-palestinien. Sauf que le Viêtnam, il sait ni pourquoi ni comment ils se sont retrouvés là-bas – ni quand, d’ailleurs, plus précisément que après la deuxième guerre mondiale ; et le conflit israélo-palestinien, il n’a aucune idée de pourquoi ils se tapent dessus plus loin que – ils veulent la même terre.

Oui, ça m’a choqué, et pas qu’un peu. Alors on s’est enfoncés dans nos fauteuils et j’ai entrepris de lui faire l’histoire de la guerre en Palestine – du moins, de reconstituer mes souvenirs de terminale – depuis la création d’Israël jusqu’à la reconnaissance de la Palestine comme État par l’ONU. Et là, plus surprenant encore : quand j’évoque le mandat anglais sur le territoire, je me rends compte que mon ami ne voit pas vraiment de quoi je parle. Je m’explique : « une sorte de colonie, si tu préfères ». Non, non plus. Un peu honteux, il m’avoue ne pas très bien savoir ce qu’est une colonie, exactement.

Je vous laisse imaginer ma tronche.

Ce qui me fait flipper, c’est que mon ami n’est ni stupide, ni mal éduqué. C’est un mec brillant qui étudie dans une des plus prestigieuses universités des États-Unis. Sa famille est cultivée et ouverte d’esprit. Après cette conversation, j’étais curieuse de voir si ce trou noir ne concernait que lui ou si la totalité de « l’élite » – ou la future « élite » de la nation était dans ce cas là. Le résultat a été plus que consternant. Je dirais même inquiétant.

Comment voulez-vous qu’une future ex-première puissance mondiale descende de son piédestal et sorte de son égocentrisme si aucun de ses habitants n’a idée de ce qui s’est passé et se passe hors de ses frontières (et même parfois à l’intérieur) ?

Et comment expliquer une telle ignorance ? En questionnant mon ami, je me suis rendue compte que les explications sont nombreuses. La première, évidemment : aucun sérieux cours d’histoire internationale au lycée, et encore moins à l’université. L’apprentissage reste basé sur les États-Unis. Même si même dans ce domaine, le bât blesse. Les connaissances requises sont plus que superficielles et absolument pas destinées à rester dans les esprits au-delà de l’examen final.

D’autre part, une absence culturelle d’intérêt pour les événements extérieurs. Dans ma famille, parler politique, ou histoire, ou whatever, c’est quasi à chaque repas (c’est d’ailleurs lors de ces discussions que se révèle la partie intéressante et / ou rigolote des gens, en général). En Amérique, que nenni. En revanche, la télé est allumée tout le temps, et généralement sur des niaiseries (y compris dans les familles cultivées et socialement aisées, j’affirme, j’ai vu). Je vous renvoie à mon article sur les élections. A Wes, tout le monde vote Obama, personne ne sait pourquoi (et c’était kifkif côté Romney) – ils n’étaient même pas capables de citer le nom des débatteurs pendant le vice-presidential debate.

Du coup, cette absence de discussion finit par créer une absence totale d’intérêt. On ne lit pas les journaux, on n’écoute ni ne regarde les infos. La vie des étudiants s’écoule tranquillement, dans leur bulle protégée, sans se soucier des tracas du monde – et pourquoi s’en soucieraient-ils puisqu’ils ne sont jamais directement touchés par eux ? Lors du massacre de Newtown en revanche, là on y est allés. Forcément, un massacre de gosses à moins d’une demi-heure de bagnole, alors là on imagine sa petite sœur, son petit cousin, ou alors on imagine le tueur dans notre université, et vas-y que je te relance le débat sur le port d’arme et que tout le monde s’égosille. Mais alors la Syrie à feu et à sang, ça, que couic. Et je parle même pas de Doha et compagnie. On n’en sait rien et on s’en branle.

Voilà, c’est ça l’Amérique de la haute. Des mecs capables de parler pendant des heures et brillamment d’un problème ultra-précis et ultra-difficile (genre reproduction des conifères), mais qui en dehors de leur domaine ont le Q.I. d’une huître, perle non comprise.

Je ne sais pas si le sentiment qui domine chez moi est une grande colère ou une angoisse irrépressible. J’ai toujours eu peur des ignorants quand ils sont au pouvoir. C’est la porte ouverte vers l’obscurantisme. Parlez des talibans et des enfants endoctrinés, parlez, parlez. Mais avant cela, regardez à vos pieds. Vous êtes parfois finalement sur le même chemin.

Thanksgiving in Milton – part 3

PHOTOS A VENIR

Le samedi après-midi, la température chute encore et devient difficilement tolérable. Pourtant, à court de photos je retourne me geler les miches à Boston ; l’occasion de découvrir à nouveau une atmosphère pré-Noëlienne. La ville est couverte de guirlandes de lumières, de sapins et de petits stands d’attrape-couillons. Des artistes de rue font leur show dans toutes les rues : danseurs, musiciens et acrobates se disputent les regards admiratifs et les rires des enfants qui mangent gaufres et pommes d’amour emmitouflés dans leurs anoraks. On déambule une bonne partie de l’après-midi, mais vite interrompus par la nécessité de rentrer au bercail : Papa Slaughter veut nous emmener dans la maison d’un de ces amis, où il se réunit avec d’autres membres de la communauté pour chanter tous les vendredis soirs. Nous voilà donc embarqués dans une folle soirée de gospel. En arrivant, même scénario : tout le monde nous accueille à force sourires et embrassades. Je me retrouve au milieu d’une cinquantaine de têtes grises assises religieusement devant l’espace dédié aux instruments. Évidemment je ne peux échapper à la présentation / éloge publique que Brother Dennis m’inflige devant tous ses fans. Les joues légèrement rosies, je m’assieds à mon tour, observant Khari et Gyasi sortir leurs djembés quand leur père se met au piano. Ruisselant, il dirige le chœur avec une flamme hors du commun. Devant moi, un énorme bonhomme à la moustache savamment recourbée s’essouffle dans sa clarinette. Les gens me regardent avec une curiosité non dissimulée mais plutôt bienveillante. On passe en revue tous les classiques du genre, dont je connais la plupart… En français ! Mais qu’importe. Tout le monde s’éclate, surtout les mamies du fond de la salle. C’est pas du haut niveau mais le cœur y est.

La répétition s’achève par une nouvelle prière collective de remerciement. Chacun se tient la main et ferme les yeux en se recueillant pour écouter les pensées personnelles que quelques uns transmettent. Une vieille chanteuse fait verser une larme au public en évoquant sa petite sœur récemment disparue.

Derrière moi, une dame très apprêtée s’époumone à chaque phrase de Brother Dennis. Sa main devient de plus en plus moite au fur et à mesure que le discours progresse. Le volume de sa voix et la passion qu’elle y place augmente à chaque exclamation : « That’s right!!!….. THAT’S RIGHT!!!!!!…… GO AHEAD!!!!!!….. AMEN!! AMEN!!……. ». Légèrement flippant.

Khari et Gyasi regardent leurs portables de manière récurrente : il est tant de bouger. Je rentre à la maison pleine d’émotions. Que j’aime ces micro-voyages au sein de la société américaine…

Le dernier jour est celui du gros flip car je n’ai évidemment pas assez de photos. Un retour à Boston s’impose donc, avec comme premier arrêt l’achat (vital) d’une énorme paire de gants, mes doigts étant à la limite de tomber par terre à force de se geler sur l’appareil. J’erre dans les rues autour d’Harvard, lorgnant les têtes intéressantes. Le campus n’a rien de passionnant sinon l’impressionnant nombre d’asiats qui s’y balade en prenant les pigeons en photo.

Au début de l’après-midi, Khari et moi rejoignons mon amie Manon (pour ceux qui suivent les aventures depuis le début, ma copine du bicursus en échange à Tufts University, Boston). C’est un vrai bonheur de la revoir. La voiture ronronne à nouveau et nous voilà tous les trois partis pour le supermarché : aujourd’hui c’est à mon tour de cuisiner, Miss Olivia m’ayant supplié avec des yeux gourmands de faire des crêpes françaises. Elle me regarde préparer la pâte avec intérêt comme si c’était la recette la plus compliquée du monde et chante mes louanges comme si j’étais Cyril Lignac, ou genre. Miss Olivia, Brother Dennis, Khari, Gyasi, Manon, Nicole, une copine de Nicole, et ma personne dévorons les crêpes avec des têtes de gosses (clin d’oeil à Maman : souvenir des après-midi post-dessin chez Viola). C’est un incontestable succès et (ouf) je n’ai pas fait perdre son prestige à la cuisine française.

Pendant que je fait sauter mes crêpes, Manon me raconte à son tour sa petite vie à Boston: elle partage mon opinion sur la superficialité des cours théoriques et des discussions en général, se félicite de n’avoir pas pris un gramme et de maintenir un rythme olympique de séjour dans la salle de sport. Elle me parle de ses amis, de ses voyages (elle revient tout juste d’un séjour dans le Vermont), de son projet de retour dans la mère patrie pour Noël. Elle évoque aussi la difficulté de vivre pour la première fois seule, loin de Jod, tout en admettant que c’est sans doute un pas important pour elle. Khari nous interrompt pour nous demander notre aide : il est censé écrire une carte postale en français à sa prof pour raconter son thanksgiving (on a choisi la carte la plus ridicule du marché de Noël, d’ailleurs), et Manon se place à son tour, toute contente, dans le rôle de professeur.

Mon break bostonien se clôt dans la bonne humeur générale. 23h, on repart en sens inverse, direction Connecticut. Khari branche son ipod et très vite la smala Marley chante dans la voiture. Je n’ai jamais aimé la bagnole autant qu’en Amérique, j’ai toujours l’impression qu’elle me mène au rêve. Béatement souriante, ma tête tangue de fatigue et je tombe rapidement dans une inévitable somnolence. Le rire de Miss Olivia et Brother Dennis tournent encore dans ma tête, douce et rassurante image d’une famille qui pendant cinq jours fut la mienne.

Je ne cesse de me dire que j’ai une chance incroyable de vivre tout ça.

Thank you God.

Happy Thanksgiving.